La Foule
1963 – 65
L’homme multiplié. Moi-même semblable aux autres, me répétant à t’infini, partie du mouvement. RM
La Foule
Ça commence quand je sors de chez moi. Aussitôt je suis baigné de lumière. A-t-on jamais parlé de ce moment étonnant. Je dresse le dos, je m’oublie pour porter ce manteau de lumière. Dehors, avant tout, nous faisons partie du céleste.
D’ailleurs nous nous sentons plus légers et nous entrons avec soulagement dans le mouvement de la rue.
Le spectacle de la rue. Le mot est faible. Je suis saisi dans la beauté éclatante — explosion, déchirement et fusion. Cette foule d’êtres, grandissant dans t’approche, se rapetissant dans l’éloignement, fragmentés et altérés par la surimposition, cachés puis surgissant des fentes subites de la masse; transformés par leur sexe, leur âge, leur taille, leur habillement; animés par le geste, par l’expression. Ce tourbillon inépuisable, mesuré et enregistré sur le quadrillage ordonné des portes et des fenêtres dont l’espacement se met aussi en branle sur mon passage — ouvrant leurs rangs sur mon regard de face, se serrant comme des stigmates dans les rues transversales. Où dans le monde rencontrer une vision pareille de la métamorphose continuelle. Fascinante comme le cortège des nuages, les flots de l’océan, le jeu diabolique du feu, par sa signification humaine elle les dépasse de loin et atteint au drame.
L’homme multiplié. Moi-même semblable aux autres, me répétant à t’infini, partie du mouvement. Ce mouvement qui doit passer par moi comme une flamme dans une forêt. La foule noire porteuse de la flamme. Voici pour moi le grand sujet. Si seulement l’on pouvait capter ce frémissement de vie, cette puissante énergie de la rue. La complexité du thème, la proliferation d’images, l’articulation dans tous les sens en font une source phénoménale de dessin et une matière sculpturale par excellence, allant de la lumière du grand jour à l’ombre omniprésente (creusant un œil, des bouches, cent narines, courant sous la poitrine et la jupe de la femme, tunnellant (sic) les fentes de la foule, les entrées d’immeubles, les dessous des voitures. La puissance de l’inconnu dans ta réalité quotidienne. Je voudrais tout transcrire, fidèlement et amoureusement car cette fécondité égale celle de la nature même.
Si l’œuvre prend son origine et sa base dans l’ordinaire d’une telle étendue, son point culminant pourrait, il me sembler se diriger très’haut. Resurgiraient alors des images et des formes symboliques – des fruits de la pensée avide de grandeur et d’humanisme. De plus encore.
Une œuvre peut contenir le Tout.
Mais d’abord il faut sortir de chez soi…
RM
Dessin et étude pour La Foule, 1963 – 65
La Foule en cours d’exécution