Le départ des fruits et légumes du coeur de Paris, le 28 Février 1969. 

1969 – 1971


Je voudrais que mon petit cortège des Halles ne parte jamais tout à fait. RM


Résine époxyde et gouache acrylique, 310 × 310 × 165 cm

LE DEPART DES FRUITS ET LÉGUMES  DU CŒUR DE PARIS LE 28 FÉVRIER 1969 

Le marché des Fruits et Légumes, merveilles de la nature, qui se tenait la nuit, sous les étoiles, au centre historique de la plus belle ville du monde, dépassait de très loin une question de commerce.
Il était un lieu de bonheur. Puissant et vaste puisqu’il rendait heureux un nombre sans fin de personnes et beaucoup de larmes allaient couler à l’idée qu’il ne serait plus. 
Le travail y était dur. La pluie et le froid à supporter, cela aussi était dur. Parmi les hommes et les femmes qui s’y trouvaient, il y en avait des très durs et des très rudes. Pourtant l’enchantement était tel que cette dureté se transmuait en une étrange douceur et le caractère le plus terrible devenait docile. Bien sûr, c’était le plaisir du travail en commun mais il était subtilement ennobli par la fraîche beauté de ces produits de la campagne. Pour dire vrai, le marché des Halles Centrales était la dernière image du Naturel dans la Ville. Il est maintenant un Paradis Perdu. 
J’ai essayé avec la présente sculpture de reconstituer, au mieux de mes moyens, cette vision éclatante. Mon œuvre sera de toute évidence un pauvre substitut de mon émotion devant l’étalage superbe, j’espère au moins qu’elle parlera assez clairement au spectateur qui lit son titre : Le Départ des Fruits et Légumes du Cœur de Paris pour annoncer cet autre départ, non moins définitif, de ces hommes et ces femmes symbolisés dans mon cortège et dont j’ai parlé plus haut. Un moment de silence. C’est l’homme du Moyen-Age qui s’en va. La « petite légume » de notre espèce ; il sortait de terre et prenait une forme n’importe comment. Mais c’était un homme naturel et il poussait toujours. Nous ne verrons plus une pareille tête. Nous ne verrons plus jamais son pareil. 
Et puis il y a l’église, une des plus remarquables qui soit, seul témoin des siècles maintenant révolus Témoin. Acteur sans doute l’acteur principal. De toute sa hauteur elle tirait sur ces mille activités et marchandises, leur conférant une étendue grandiose, la dimension essentielle et spirituelle – cela ressenti, quand même sourdement, par chaque membre d’une congrégation confuse et grouillante  à ses pieds. 
Si vous ne me croyez pas, il reste encore une marchande de fruits et légumes adossée contre le mur d cela pointe Saint-Eustache. Demandez-lui si elle aurait souhaité s’appuyer sur autre chose que ces grosses pierres pendant toutes ses années de nuits de froides. Aux Halles nous étions beaucoup plus près de Notre-dame de Paris que du ventre de Paris.
Une si longue association d’idées et de choses avait produit une interpénétration de formes et de façons que je découvris peu à peu en élaborant ma sculpture. La feuille de chou que j’avais suspendue au centre de ma composition devait dresser sa tige principale suivant la ligne serpentine de la beauté. Or, bientôt la feuille elle-même rappelait par toutes ses nervures le gothique tardif de l’église. Le hérissement des fleurons de pierre se retrouvait dans les artichauts qu’on emporte. Cette architecture prolixe multiplie les amoncellements caractéristiques des fruits et légumes; par ses vitraux, remplissant de ronds les tympans triangulaires, par ses étages, montant au ciel autant de cageots de pierre, en équilibre pour toujours. 
La certitude acquise qu’une grande trame avait tenu le sujet que je voulais fnire revivre, m’avait décidé à sculpter et peindre non seulement le cœur de Paris mais toutes les choses qui s’y trouvaient — jusqu’au cœur. Je détacherais chaque touffe du chou-fleur, chaque feuille de l’artichaut comme je compterais chaque fenêtre des rues Montmartre et Montorgueil. Tel un réservoir d’encre, la nuit devrait courir partout, accuser le dessin… 
Puis il y avait les moments où je me disais en fin de journée : « Tiens ! un nez en pomme de terre». Il y en avait d’autres encore mieux, couleur aubergine. Le chou-fleur revenait, cette fois-ci en forme d’oreille, même la pomme d’Adam (elle est derrière la feuille de chou). J’étais encore plus ravi quand je mis dans le demi-fond un couple qui s’embrasse et je pus me dire ; « Voilà qui suggère les fruits défendus». Un spectateur bienveillant trouvera à démêler d’autres fils de pensée — j’ose espérer plus sérieux — ce qui me paraît normal puisque l’œuvre m’a occupé l’esprit de façon permanente pendant deux ans. 
Une œuvre d’art. Sait-on toujours ce qu’on peut mettre dedans? A l’heure de la simplification, la réponse semble être: le moins possible. A moi elle est toujours revenue plus embarrassanté: le Tout. Des personnes m’expliquent amicalement que je suis à contre-courant. 
Mais oui, je suis contre le courant. Sans cesse j’entends parler des mouvements, des tendances de l’art, de ceux qui font progresser la peinture et la sculpture, de l’avant-garde qui a déjà atteint l’an 2000. Le mouvement perpétuel que les artistes doivent suivre. 
Eh bien pour moi, l’art serait au contraire le moyen d’intercepter la pensée dans son vol, de la confondre avec la matière, lui donner un corps et un poids pour pouvoir justement arrêter le temps, résister aux siècles. 
Je voudrais que mon petit cortège des Halles ne parte jamais tout à fait. 

RM



Résine époxyde et gouache acrylique, 310 × 310 × 165 cm













Une version de l’oeuvre est installée en 1975 dans une des chapelles de l’Eglise Saint-Eustache, Paris


Dernière nuit des Halles à Paris, 1969, 28 février, photo Michel Boffredo

Le départ du départ … , 1970, photo Michel Boffredo

Les Halles en cours d’exécution, 1970, photo Michel Boffredo

Les Halles en cours d’exécution, 1970, photo Michel Boffredo

Photo François Délagenière